12.         Le sacrifice

 

La pluie de cette fin novembre battait les pavés de la cour et les visages des prisonniers, serrés les uns contre les autres dans une vaine tentative pour se protéger du déluge. Les soldats qui les surveillaient n'avaient guère l'air plus heureux que les détenus trempés.

Le major Grey attendait sous l'avant-toit. Ce n'était pas le temps idéal pour effectuer la fouille réglementaire et le grand ménage des cellules, mais, à cette époque de l'année, il était illusoire d'attendre que le soleil revienne. Pour prévenir les risques d'épidémie, il fallait laver à grande eau au moins une fois par mois les quartiers où s'entassaient plus de deux cents hommes.

Les portes de l'aile principale s'ouvrirent et les détenus de corvée de ménage sortirent en file indienne, encadrés par des gardiens. Derrière eux apparut le caporal Dunstable, les bras chargés de menus objets de contrebande, le produit habituel des fouilles.

— Rien de bien méchant, major, indiqua-t-il en laissant tomber son butin dans un tonneau vide. Sauf ça, qu'il faudrait peut-être prendre en compte.

Il lui tendit un petit morceau d'étoffe à carreaux verts, d'environ quinze centimètres sur dix. Dunstable lança un regard vers les prisonniers, comme s'il espérait surprendre un geste qui aurait trahi le coupable.

Grey soupira puis redressa les épaules.

— Oui, je suppose.

Depuis la loi antikilt, qui interdisait formellement aux Highlanders le port des armes et de leur costume national, la possession d'un tartan était sévèrement punie. Grey parcourut les rangées de détenus, tandis que Dunstable hurlait un ordre pour attirer leur attention.

— À  qui est-ce ? demanda le soldat en brandissant l'étoffe.

Grey balaya les visages du regard, se récitant mentalement la liste des noms, cherchant à faire correspondre l'un d'entre eux avec le tartan aux couleurs vives. Il n'y connaissait pas grand-chose en tartans. En outre, au sein d'un même clan, les couleurs variaient au point qu'on ne pouvait jamais associer avec certitude tel ou tel motif à un individu particulier. Toutefois, les motifs et les couleurs réapparaissaient généralement au sein d'une même famille.

MacAlester, Hayes, Innes, Graham, MacMurtry, MacKenzie, MacDonald... Stop ! MacKenzie. C'était lui. Son verdict reposait davantage sur sa connaissance des hommes que sur l'attribution du plaid à un clan particulier. Le jeune Angus MacKenzie affichait une expression un peu trop figée, comme s'il s'efforçait de ne plus penser.

— C'est à vous, MacKenzie, n'est-ce pas ? lança-t-il.

Il arracha le tartan des mains du caporal et le brandit sous le nez du jeune homme. Sous la crasse, le teint de celui-ci était livide. Il serrait les dents et respirait bruyamment par les narines, émettant un léger sifflement.

Grey le toisa avec froideur. Le jeune Écossais possédait ce nœud viscéral de haine implacable qu'ils avaient tous, mais il n'avait pas encore eu le temps d'ériger ce mur d'indifférence et de stoïcisme qui leur permettait de résister à toutes les épreuves. On sentait la peur monter peu à peu en lui. Encore quelques secondes et il craquerait.

— C'est le mien.

La voix était calme, presque lasse. Elle avait parlé avec une telle nonchalance que ni Grey ni MacKenzie, occupés à se mesurer du regard, ne l'entendirent tout de suite. Puis une grande main s'avança au-dessus de l'épaule d'Angus et retira doucement le tartan des mains du major.

John Grey recula d'un pas, les paroles de l'homme lui lacérant les entrailles. MacKenzie oublié, il leva lentement les yeux pour regarder Jamie Fraser droit dans les yeux.

— Ce n'est pas un tartan Fraser, dit-il.

Les mots avaient dû se frayer un passage de force entre ses lèvres. Son visage tout entier avait pris la dureté de la pierre. Il s'en réjouit secrètement. Au moins son expression ne pourrait le trahir devant les prisonniers assemblés.

— C'est vrai, convint Fraser. C'est un tartan des MacKenzie, le clan de ma mère.

Dans un coin reculé de sa conscience, Grey rangea un nouveau fragment d'information dans le tiroir secret qui contenait tout ce qu'il savait sur James Fraser. Sa mère était une MacKenzie. Il n'en douta pas un instant, tout comme il savait que ce tartan n'était pas le sien.

Il entendit sa propre voix, froide et calme, récitant :

— La possession du tartan de clan est illégale. Vous connaissez le châtiment, naturellement ?

Pour éviter le regard bleu nuit, Grey fixait les lèvres pleines et douces, légèrement gercées par l'exposition au vent et au soleil, qui s'entrouvrirent pour répondre :

— Oui.

Il y eut un léger frémissement dans les rangs de prisonniers. Ils ne bougeaient pratiquement pas, mais Grey pouvait sentir les alignements se déplacer, comme s'ils se regroupaient autour de Fraser, l'encerclant, l'étreignant.

Le cercle s'était brisé et reformé et lui se retrouvait à l'extérieur. Jamie Fraser était protégé par les siens.

Avec un immense effort de volonté, Grey se força à lever les yeux. Le regard qu'il croisa exprimait exactement ce qu'il craignait le plus : ce n'était ni de la peur ni de la haine, mais de l'indifférence.

Il fit signe à un gardien.

— Emmenez-le.

Le major John William Grey était penché sur sa table signant l'un après l'autre des bons de commande sans les lire. Il travaillait rarement jusqu'à une heure aussi avancée, mais sa journée avait été chargée et la paperasserie s'empilait inexorablement sur son bureau. Les commandes devaient partir pour Londres cette semaine.

Deux cents livres de farine de blé, écrivit-il en essayant de se concentrer sur les petits couinements de sa plume. Le problème avec toute cette paperasse, c'était qu'elle occupait votre attention, mais laissait votre esprit libre, les souvenirs du jour revenant à la surface au moment où on ne les attendait pas.

Six fûts de bière à l'usage des soldats de la garde. Il reposa sa plume et se frotta énergiquement les mains. Il sentait encore les frissons qui avaient parcouru son corps ce matin dans la cour. Même le feu dans l'âtre n'y pouvait rien. Un peu plus tôt, il s'était posté devant la cheminée, sans pouvoir se réchauffer. Il s'était simplement tenu là, comme hypnotisé, regardant les images de la journée danser dans les flammes, jusqu'à ce que l'étoffe de son pantalon commence à fumer.

Il reprit sa plume, et tenta une nouvelle fois de bannir de son esprit toutes les pensées liées à l'incident de la cour.

Il valait mieux que les punitions de ce genre soient exécutées sans tarder. Autrement, l'énervement des prisonniers allait croissant et ils devenaient incontrôlables. Administrée sur-le-champ, la punition a un effet salutaire, prouvant aux prisonniers que leurs gardiens savent se montrer justes et durs. Toutefois, John Grey se dit que les événements du matin n'avaient sans doute pas concouru à accroître le respect des prisonniers, du moins à son égard.

Il avait donné ses ordres, d'un ton sec et ferme, et ils avaient été exécutés avec célérité.

Les prisonniers avaient été rassemblés en rangs tout autour de la cour carrée, face aux gardiens qui les tenaient en respect de la pointe de leurs baïonnettes dans l'éventualité peu probable d'une émeute.

Ils n'avaient pas bronché. Ils avaient attendu sous la pluie dans un silence de mort tandis que le prisonnier était conduit sur la potence. Debout près de celle-ci, les mains croisées dans le dos, sentant les gouttelettes d'eau s'infiltrer sous le col de sa chemise, il avait observé Jamie Fraser, torse nu, avancer sans hâte ni hésitation, comme s'il accomplissait une tâche routinière sans importance.

Il avait fait un signe aux deux soldats, qui avaient saisi les mains du prisonnier et les avaient attachées au poteau. Puis ils l'avaient bâillonné.

Le sergent chargé de lire l'acte de condamnation avait déroulé sa feuille et penché la tête, ce qui avait provoqué une cascade de pluie retenue dans son chapeau. Il avait redressé sa coiffe et sa perruque trempées, et pris un air digne pour lire la sentence :

— ... ayant contrevenu à la loi antikilt, promulguée par le Parlement de Sa Majesté, ce pour quoi sera appliquée une sentence de soixante coups de fouet.

Grey avait adressé un signe de tête au sergent maréchal-ferrant faisant office de bourreau. Ce n'était pas la première fois et chacun connaissait son rôle. Celui-ci avait acquiescé et déclaré :

— Monsieur Fraser, préparez-vous à recevoir votre peine.

Grey était resté là, les yeux fixes et vides, entendant distinctement chaque coup de la lanière de cuir cingler la chair nue, chaque grognement de douleur étouffé par le bâillon. De minces filets rouges coulaient le long du dos puissant, mélange de pluie et de sang.

Le sergent maréchal-ferrant avait marqué une brève pause entre chaque coup. Il avait hâte d'en finir, comme tout le monde, et de se mettre enfin à l'abri de la pluie. Le sergent Grissom comptait chaque coup à voix haute avant de les noter sur son cahier.

Le major Grey ouvrit précipitamment le dernier tiroir de son bureau et vomit sur son cahier de commandes.

Il enfonça profondément ses ongles dans ses paumes, mais ses tremblements ne cessaient pas. Ils venaient du plus profond de lui-même, prenant naissance au cœur de ses os.

— Couvrez-le. Je m'occuperai de lui dans un moment. La voix du médecin anglais semblait venir de très loin, sans rapport avec les mains qui lui tenaient fermement les deux bras. Il poussa un cri lorsqu'ils tentèrent de le déplacer, le mouvement rouvrant les plaies encore fraîches de son dos. Les filets de sang qui dégoulinaient le long de ses côtes ne faisaient qu'accentuer ses frissons, malgré la couverture en laine grège qu'ils avaient jetée sur ses épaules.

Il s'agrippa aux bords du banc sur lequel il était couché, écrasant sa joue contre le bois, serrant les paupières, luttant contre les spasmes. Il perçut un bruit quelque part dans la pièce, mais il ne pouvait pas regarder. Toute son attention était concentrée sur ses mâchoires serrées et ses articulations raidies.

La porte se referma et le silence revint dans la pièce. L'avaient-ils laissé seul ?

Il y eut un autre bruit de pas près de sa tête et il sentit qu'on soulevait la couverture, la rabattant autour de ses reins.

— Mmmm. Ils ne t'ont pas arrangé, hein, mon garçon ? Il ne répondit pas. Le médecin s'éloigna un instant, puis il sentit une main sous sa joue, qui lui redressait la tête. Une serviette fut glissée sous son visage, atténuant le picotement du bois brut.

— Je vais d'abord nettoyer tes plaies, dit la voix. Elle était froide, mais non hostile.

Une main effleura son dos, lui arrachant une grimace de douleur. Il entendit un gémissement plaintif et comprit à sa grand’honte que c’était le sien.

— Quel âge as-tu, mon garçon ?

— Dix-neuf ans.

Le médecin palpa doucement son dos ici et là, puis se leva. Il entendit le verrou qu'on poussait puis les pas du médecin s'approchant de nouveau.

— Ça va, mon garçon, personne ne nous dérangera. Tu peux pleurer tranquillement.

— Hé ! disait la voix. Réveille-toi !

Il reprit lentement conscience. La surface rugueuse du bois sous sa joue établissait un lien direct entre le rêve et la réalité et, l'espace d'un instant, il ne put se rappeler où il était. Une main sortie des ténèbres lui tapota le front.

— Tu grognais dans ton sommeil, murmura la voix. Ça fait très mal ?

— Assez.

Il voulut se redresser sur les coudes et une douleur fulgurante lui parcourut le dos. Il poussa un gémissement et se laissa retomber sur le ventre.

Il avait eu de la chance. Il était tombé sur Dawes, un soldat bedonnant, proche de la retraite, qui fouettait les détenus à contrecœur et uniquement parce que son devoir de geôlier l'y obligeait. Cela dit, soixante coups faisaient des dégâts, même administrés sans enthousiasme.

— Attends, c'est encore trop chaud. Tu veux l'ébouillanter ?

C'était la voix de Morrison. « C'est étrange, pensa Jamie, lorsqu'un groupe se forme, chacun semble trouver son rôle, même s'il s'agit d'une fonction à laquelle il n'aurait jamais pensé. » Comme la plupart des autres prisonniers, Morrison était valet de ferme. Il devait savoir s'y prendre avec le bétail, mais sans trop y réfléchir. À  présent, ses compagnons avaient fait de lui un guérisseur, celui auquel ils faisaient confiance pour soigner leurs crampes d'estomac ou un pouce cassé. Morrison ne s'y connaissait sans doute pas plus qu'eux, mais ils se tournaient naturellement vers lui pour soulager leurs maux, tout comme ils s'adressaient à MacDubh quand ils ressentaient le besoin d'être rassurés ou dirigés.

Le linge fumant fut délicatement étalé sur son dos, lui arrachant un nouveau cri étouffé. Il pouvait sentir la petite main de Morrison, posée dans le creux de ses reins.

— Tiens bon, MacDubh, jusqu'à ce que la chaleur s'en aille.

Il cligna les yeux, s'accoutumant aux voix et aux silhouettes autour de lui. Il était dans la grande cellule, dans le recoin sombre derrière la cheminée. Des volutes de vapeur s'élevaient de celle-ci. Il y avait probablement une marmite sur le feu. Il distingua Walter MacLeod y versant des fragments de tissu, les flammes faisant étinceler sa barbe et ses sourcils roux. Peu à peu, le linge bouilli qu'on avait placé sur ses épaules diffusa dans son corps une chaleur apaisante. Il ferma les yeux et se laissa sombrer dans un demi-sommeil, bercé par les voix autour de lui.

Cet état de torpeur ne l'avait pas quitté depuis qu'il avait tendu la main par-dessus l'épaule d'Angus pour saisir le tartan. C'était comme si, sa décision prise, un voile était tombé entre lui et les autres, l'isolant du reste du monde et du temps.

Comme dans un songe, il avait suivi les gardiens sans mot dire et ôté sa chemise quand on le lui avait demandé. Il avait pris sa place sur la potence et écouté sa sentence, sans vraiment l'entendre. Même la morsure de la corde ou la pluie sur son dos nu ne l'avaient pas réveillé. Tout ceci lui était déjà arrivé. Rien de ce qu'il pourrait dire ou faire n'y changerait rien. Tel était son destin.

Quant aux coups de fouet, il les avait subis sans réfléchir, sans regretter son geste, l'esprit tout entier tendu dans une lutte opiniâtre, désespérée, pour endurer la douleur physique sans faiblir.

— Ne bouge pas.

La main de Morrison reposait sur sa nuque afin de l'empêcher de remuer tandis qu'on enlevait le linge mouillé et qu'on lui appliquait un onguent froid, qui réveilla momentanément ses nerfs endormis.

Cet étrange état d'esprit se traduisait également par la capacité à décomposer toutes les sensations de son corps avec la même acuité. S'il le voulait, il pouvait sentir chaque entaille de son dos et visualiser sa couleur vive. Mais la douleur qui le lacérait du creux des reins aux épaules n'était pas plus intense que la sensation presque agréable de lourdeur dans ses jambes, que les courbatures dans ses bras, ou le doux chatouillement de ses cheveux dans son cou.

Sa respiration retrouvait progressivement un rythme normal, lent et profond. Pourtant le souffle de ses expirations ne semblait plus lié aux mouvements de sa cage thoracique. Il n'était plus qu'un ensemble de morceaux épars, chaque fragment de son être doté de sensations mais aucun ne communiquant plus avec une intelligence centrale.

— Tiens, MacDubh, dit la voix de Morrison dans son oreille. Redresse la tête et bois ça.

L'odeur acre du whisky emplit ses narines et il tenta de détourner la tête.

— Je n'en ai pas besoin, protesta-t-il.

— Tais-toi et bois ! dit fermement Morrison.

Il s'exprimait de ce ton qu'adoptaient les guérisseurs, comme s'ils savaient mieux que vous ce que vous ressentiez et ce dont vous aviez besoin. N'ayant pas la force de discuter, Jamie ouvrit la bouche et avala une gorgée, les muscles de sa nuque tremblant sous l'effort.

Le whisky déclencha une nouvelle vague de sensations disloquées : une brûlure dans la gorge et le ventre, un picotement dans les sinus, et une sorte de vertige qui lui indiqua qu'il avait bu trop vite.

— Encore un peu, insista Morrison. Voilà, c'est ça. Bien, mon garçon. Tu vas te sentir mieux, tu verras... Dis-moi, maintenant, comment va ton dos ?... Tu seras raide comme un balai demain matin, mais je ne crois pas que ce soit trop grave... Tiens, mon grand, bois encore un peu.

Rien ne semblait plus pouvoir endiguer le flot de paroles de Morrison. C'était étrange, car il était habituellement peu loquace. Quelque chose clochait, Jamie le sentait dans l'air. Il essaya bien de redresser la tête, mais le vieux guérisseur le força à se rallonger.

— Ne t'en fais pas pour ça, MacDubh, dit-il doucement. Tu n'y peux rien de toute façon.

Des bruits suspects lui parvenaient de l'autre côté de la cellule, ceux que Morrison tentait vainement de couvrir de sa voix. Des bruits de grattements, des chuchotements, puis un choc sourd. Suivirent des bruits de coups, lents et réguliers, ponctués de gémissements de peur et de douleur, et le sifflement d'une respiration forcée.

Ils battaient le jeune Angus MacKenzie. Jamie glissa les mains sous son torse pour se relever, mais l'effort lui fit tourner la tête et sa vue se brouilla. Morrison lui caressa le front.

— Reste tranquille, MacDubh. Tu ne peux rien faire.

II avait raison. Il n'y avait rien d'autre à faire que de fermer les yeux et d'attendre qu'ils cessent. Malgré lui, il se demanda quel était l'administrateur de cette justice aveugle qui officiait dans le noir. Sinclair, probablement. Assisté de Hayes et de Lindsay.

Ils ne pouvaient s'empêcher d'être ce qu'ils étaient, pas plus lui que Morrison. Les hommes agissaient conformément à leur destin. Certains naissaient guérisseur d'autres bourreaux.

Les bruits cessèrent, cédant la place à un faible sanglot étouffé. Ses épaules se détendirent et il ne bougea pas quand Morrison lui enleva le dernier linge mouillé et lui essuya le dos. Le courant d'air qui filtrait par fenêtre le faisait frissonner et il serra les dents pour les empêcher de claquer. Cette fois, il avait eu de la chance car ils l'avaient bâillonné. La première fois qu'on l'avait fouetté, des années plus tôt, il avait failli se couper lèvre inférieure à force de la mordre.

On pressa de nouveau la tasse de whisky contre si lèvres mais il détourna la tête et elle disparut sans insister, se dirigeant sans doute vers une bouche qui l'accueillerait plus cordialement. Celle de l'Irlandais Milligan... 

Certains hommes étaient portés sur la boisson, d'autre pas. Certains étaient portés sur les femmes, d'autres... 

Morrison s'était éloigné, emportant avec lui l'unique chandelle. Elle était à présent de l'autre côté de la cellule, les hommes formant un cercle autour d'elle. À  la lueur de la flamme, ils n'étaient plus que des silhouettes noires indistinctes dont les contours étaient bordés d'un halo doré, tels les saints anonymes des vieux missels.

D'où venaient-ils, ces dons qui façonnaient la nature d'un homme ? De Dieu ?

Était-ce comme la descente du Paraclet et des langues de feu venues danser sur les têtes des apôtres ? Il se remémora une image dans la bible maternelle : les apôtres étaient couronnés de feu, figés avec une expression de stupeur, raides comme des bougies sur un gâteau d'anniversaire.

Claire, sa propre Claire... qui l'avait envoyée à lui, qui l'avait propulsée dans une vie à laquelle elle n'était pas destinée ? Pourtant, elle avait su y trouver sa juste place. Tout le monde n'avait pas la chance de savoir quel était son don.

Il entendit un froissement d'étoffes près de lui. Il ouvrit les yeux et aperçut une silhouette sombre.

— Comment vas-tu, Angus ? chuchota-t-il en gaélique. Le jeune homme s'agenouilla près de lui et lui prit la main.

— Ça va... Mais vous... milord. Je... je suis désolé... Était-ce l'expérience ou l'instinct qui lui fit serrer cette main tremblante dans la sienne ?

— Ça ira. Couche-toi là, Angus, et repose-toi.

La silhouette se pencha vers lui avec maladresse et lui baisa la main.

— Je... je peux rester auprès de vous, milord ?

Il tendit une main lourde et caressa la tête du jeune homme. Puis il la laissa retomber et il sentit Angus se détendre.

En tant que laird, il était né pour diriger des hommes. La vie et les circonstances l'avaient façonné pour qu'il soit conforme à son destin. Mais qu'en était-il des hommes qui n'étaient pas nés pour le rôle que le destin leur avait préparé ? John Grey était l'un d'eux. Charles-Édouard Stuart aussi.

Angus MacKenzie se laissa glisser contre le mur près de lui, puis se roula en boule sous sa couverture. Bientôt, un léger ronflement lui parvint. Il sentait lui aussi le sommeil venir, remettant en place les fragments épars de son corps. Demain matin, il se réveillerait entier, bien que très endolori.

Il éprouva un soulagement soudain. Il était provisoirement débarrassé du fardeau de la responsabilité et de la nécessité de prendre une décision. La tentation s'était évanouie, ainsi que la possibilité d'y céder. Plus important encore, le poids de la colère avait disparu, peut-être une fois pour toutes.

Ainsi, John Grey lui avait rendu sa destinée.

Il lui en était presque reconnaissant.

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